mardi 19 décembre 2017

Ecriture créative, Session 8: Tout mettre ensemble

Episode précédent ici!

On arrive au bout! (du trimestre...)



Dans ce dernier cours du trimestre (le neuvième étant réservé à des drop-ins, c'est-à-dire que les étudiantes viennent me voir dans mon bureau pour discuter de leurs évaluations qu'elles vont soumettre formellement en janvier), il a été question d'essayer de tout réconcilier. Tout? Oui, tout ce sur quoi on a bossé depuis le début: caractérisation, intrigue, style, temporalité, lieu: tous ces aspects là, y réfléchir tous à la fois.

Good luck with that.

Voyons comment on s'y est prises.

Préparation

Les étudiantes devaient lire et prendre des notes sur:

  • Nodelman, P. (1985). Text as Teacher: The Beginning of Charlotte's Web. Children's Literature 13(1), 109-127.


Elles devaient également apporter la première phrase - ou les premières lignes - d'un livre pour enfants ou adolescents, en évitant les plus évidents. Par 'les plus évidents' je voulais dire Harry Potter, mais aussi certaines 'premières phrases' hyper connues en LJ anglo, comme l'ouverture de Charlotte's Web, ou de I Capture the Castle.

Elles devaient, enfin, arriver avec 'une idée un peu concrète' pour un projet d'histoire, 'histoire' se référant ici à n'importe quel type d'histoire - album, conte, ou livre pour ados. Elles auraient besoin au moins des éléments les plus basiques: personnages centraux, lieu, temps, et grosso modo une intrigue, même mince pour l'instant.

Autres lectures suggérées:

  • Barthes, R. (1990). S/Z. Oxford: Blackwell.
  • Hescher, A. (2009). A Typology for Teaching Novel Incipits. AAA-Arbeiten aus Anglistik und Amerikanistik, 34(1).
  • In the Routledge Encyclopedia of Narrative Theory: Identity and Narrative; In Media Res;
Pourquoi cet accent, dans la liste de lecture et la préparation, sur les incipits?

Pour moi, il existe un moment d'un texte assez crucial où il faut réussir l'équilibrisme de 'tous les aspects à la fois': c'est l'incipit, le début, le commencement, en bref: l'exposition. Que ce soit pour un roman ou un album, l'incipit doit véritablement d'entrée de jeu informer le lecteur, subtilement mais sûrement, de quel type de texte il s'agit. Définir des attentes, quitte à les trahir. Construire un cadre, quitte à ensuite le détruire.

Donc, j'ai pas mal orienté cette session autour des incipits, même si comme on le verra on a commencé par un autre aspect: la caractérisation, et en particulier celle qui prend en compte l'intrigue.

Caractérisation et intrigue: le cas des 'fiches de personnage'

On a commencé la session en se demandant comment des aspects aussi disparates que l'intrigue, la caractérisation et le style (aspects dont nous avions traité les semaines précédentes que séparément) pouvaient se retrouver liés - mieux: devaient être liés ensemble, pour former un tout cohérent.

Tout d'abord nous nous sommes penchés sur le cas de l'étude de personnages, qui sont un moyen très utile de voir comment cette synthèse peut s'opérer. Je leur ai montré le tableau suivant:

Je suis désolée si c'est pas hyper clair (et en plus c'est en angliche); c'est un tableau qui cartographie, en plus des caractéristiques physiques et psychologiques d'un personnages, les éléments de sa personne qui ont trait à la voix du texte et à l'intrigue.

Les deux personnages que j'avais cartographiés étaient Jo March, des quatre filles du docteur du même nom, et Todd Hewitt, le héros de La voix du couteau de Patrick Ness, un bouquin que je n'aime qu'assez moyennement mais qui est plutôt intéressant de ce point de vue-là.

Le but d'un tel exercice est de montrer dans quelle mesure le protagoniste d'une histoire est le seul ou la seule personne à pouvoir vivre cette histoire. 

Je m'explique. Vous avez peut-être fait ce genre d'exercice de rédaction à l'école: 'Imaginez que Siméon Morlevent de Oh! Boy atterrisse aux côtés de Rémi dans Sans Famille. Comment réagirait-il? inventez-lui une aventure'. Ca paraît assez innocent comme exercice, mais de mon point de vue c'est en réalité assez problématique. L'idée de 'sortir' un personnage de 'son' histoire pour la transvaser dans une autre, ça sous-entend que le personnage peut 'vivre' hors de son histoire. 

Or, idéalement, un personnage est créé pour une histoire, et une histoire pour un personnage (ou plusieurs): la caractérisation du personnage doit porter en elle, organiquement, l'histoire; l'histoire doit avoir pour centre de gravité, organiquement, le ou les personnages. Un personnage n'est pas une personne que l'on transporte d'un univers à l'autre et qui préserve sa personnalité, comme une personne que l'on expatrierait. C'est une construction littéraire qui adhère entièrement - et artificiellement, bien sûr - à son monde. 

C'est assez compliqué à comprendre parce que dans la 'vraie vie', le monde ne tourne pas autour de nous, on a des éléments de notre personnalité qui nous semblent indépendants de nos actions (on se trompe peut-être, d'ailleurs...) et nos existences sont arbitraires dans une large mesure.

Mais un personnage est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins qu'une personne, car il ancre son monde. Son monde n'est rien sans lui. Même dans les histoires où le destin d'un personnage semble totalement arbitraire, cet apparent réalisme est en trompe-l'oeil, car évidemment c'est sur ce personnage-là que zoome l'oeil narratif pour parler de l'arbitrarité du destin. L'artificialité du personnage littéraire est indépassable et donc c'est un être nécessaire et non pas, comme nous autres, contingent à son monde.


Le personnage est donc créé pour une histoire et vice-versa et, personnellement, je pense qu'il faudrait s'en rappeler plus souvent, notamment lorsqu'on fait le choix pas toujours heureux de créer des suites à des one-shots.

C'est ce que j'essaie souvent d'expliquer quand on me demande s'il va y avoir une suite aux Petites reines. Mireille, Hakima et Astrid n'ont pas d'existence hors Petites reines. Je les ai créées pour une histoire en particulier: ce road-trip-là, dans ce but-là, avec ce ton-là, pour faire ce qu'elles avaient à faire. L'intrigue des Petites reines et les trois personnages ont été construits, développés, ensemble, de manière entièrement dynamique, organique.

Inventer une suite aux Petites reines, dans la mesure où les trois filles n'ont été créées que pour Les petites reines, ce serait devoir retrouver une intrigue qui adhère aussi parfaitement aux personnages, et ce serait (de mon avis) fondamentalement impossible.

Attention, ce n'est pas toujours le cas. Il y a des personnages qui sont créés spécifiquement dans le but de pouvoir vivre des tas d'aventures différentes, potentiellement indéfiniment. C'est le cas, par exemple, de personnages de séries épisodiques comme Tintin, Fantômette, etc. On en reparlera le trimestre prochain où on aura une session spéciale sur les séries.

Mais les personnages de one-shot, chez qui l'intrigue 'est' la caractérisation, qui portent en eux l'histoire et que l'histoire porte en eux de manière fondamentale et intime, ceux-là sont là pour ça et, de mon avis du moins, il est plutôt toxique d'essayer de les arracher de leur histoire, comme s'ils en étaient détachables suivant les pointillés.

C'était du moins l'idée que j'essayais de transmettre à mes étudiantes, en leur faisant prendre conscience de l'importance capitale, donc, d'imaginer ses personnages in situ et pas seulement séparément de leurs actions dans l'histoire.

Pour ce faire, certain/es auteur/es font des fiches de personnage. Personnellement, je n'en fais jamais, mais j'ai jugé utile de montrer à mes étudiantes de quoi il s'agit. On a donc passé un petit moment à commenter les fiches de personnages suivantes:

Mirintala
NOTE: j'ai trouvé ces fiches en ligne et il n'est pas toujours possible de savoir exactement d'où elles viennent, qui les génère. J'ai mis le lien en hypertexte quand j'ai trouvé la source, sinon, désolée - si vous en êtes l'auteur/e, dites-le moi et je vous créditerai...

NOTE 2: J'ai la flemme de tout traduire sorry


Ces deux premières fiches, comme vous pouvez le voir si vous lisez l'anglais, sont extrêmement (voire effroyablement) détaillées. Il y a de très nombreuses indications physiques et psychologiques, ainsi que des éléments biographiques pour chaque personnage, et des questions plus existentielles (qu'est-ce qui fait le plus peur au personnage?, etc.) censées aider l'auteur/e à déterminer les comportements possibles d'un personnage qui fait face à tel ou tel élément de l'intrigue.

Là-dedans on a surligné ce qui constitue, dans ces fiches de personnages, des éléments statiques ou dynamiques du personnage. En d'autres termes, des caractéristiques stables, et donc principalement de l'ordre de la description (il a les yeux bleus, elle a trois soeurs, etc.) et des caractéristiques dynamiques, c'est-à-dire qui sont susceptibles soit d'évoluer elles-mêmes, soit de faciliter une évolution du personnage à travers l'histoire. 

Par exemple: 'ce qui fait le plus peur au personnage' peut tout à fait être un élément dynamique. On peut baser une intrigue entière sur l'accoutumance ou le dépassement d'une peur (cf. Harry Potter), ou on peut utiliser une peur pour faire bouger l'intrigue (ex. Robert Langdon dans la série de Dan Brown est claustrophobe, caractéristique utilisée de manière absolument compulsive par l'auteur quand il n'a plus d'inspiration pour tel ou tel épisode de l'intrigue.)

On est ensuite passé à d'autres types de fiches de personnage, moins 'fiche d'identité' et plus 'questionnaire de Proust':

apparemment @writersblock

Cette série de questions, caractérisées comme 'les plus basiques' de la création de personnage, exige que l'auteur/e sache, par exemple, 'ce que pense votre personnage du sexe', 'comment l'image que  votre personnage tente de projeter diffère de la manière dont les autres le perçoivent', etc. On a parlé de la valeur de ce type de question comme exercice d'imagination, mais en se méfiant de l'aspect catégorique, un peu totalitaire, de l'assertion qu'il s'agit d'un questionnaire 'basique'. Et évidemment en LJ il y a d'autres questions à poser, et à ne pas. Perso j'ai pas trop envie de savoir ce que Petit Ours Brun pense du sexe.

*c'est un gentil galopin* VEUX PAS SAVOIR J'AI DIT *coquin câlin câlin coquin* CHUT
Pour parler justement des différentes attentes selon les genres, médias, audience etc., on a ensuite étudié une autre fiche personnages:

Fyuvix
Celle-ci est assez intéressante (elle est très populaire sur Deviant Art) car elle propose de calibrer non pas un seul personnage mais tout un casting de personnages, dans le but d'évaluer si leur ensemble est assez coordonné ou équilibré. Le principe: on inscrit chaque personnage dans la case du haut, puis on 'note' ses différentes caractéristiques, négatives et positives. Puis on fait le compte, à la fois pour chaque personnage et, du coup, pour l'ensemble.
'Pour une gamme de personnages équilibrée', nous informe le créateur de la fiche, 'il est important d'avoir toute une gamme de types de personnages. Le personnage principal doit être lui-même presque parfaitement équilibré, les personnages secondaires les plus importants doivent être bien équilibrés, et le reste des personnages peuvent être dans les extrêmes. Evitez les extrêmes pour les personnages principaux.'
Ce type de fiche, très catégorique, est cependant très intéressant car il montre à quel point la construction d'un ensemble choral de personnages peut (ou peut-être doit) s'envisager comme fondateur de l'intrigue en tant que telle, surtout lorsqu'il s'agit d'un genre très codifié (on devine que ce type de fiche est particulièrement utile pour des sagas, ou des histoires avec de très nombreux personnages).

Et l'idée d'un calcul presque mathématique de 'l'équilibre' d'une communauté de personnages n'est peut-être pas toujours applicable mais elle n'est pas fondamentalement idiote. Il est certain qu'un roman dont les personnages ont tous des caractéristiques extrêmement négatives sauf le personnage principal va être narrativement radicalement différent d'un roman où les rôles sont distribués de manière plus 'égale', et qu'à ces distributions différentes vont correspondre des attentes génériques différentes. Le calcul n'est qu'une manière parmi d'autre d'en rendre... conte.

Enfin, on a passé un peu de temps avec la fiche ci-dessus. Il s'agit d'une fiche qui ne se concentre pas véritablement - ou pas seulement - sur les propriétés 'statiques' des personnages, mais sur la manière dont ils se développent au travers d'une histoire. J'ai laissé aux étudiantes une dizaine de minutes pour cartographier sur cette fiche évolutive le personnage central de l'histoire qu'elles avaient chacune apportée avec elle. Bien sûr, pour certaines l'intrigue entrait assez malaisément dans les cases - et tant mieux - mais pour d'autres, ce cadre strict s'est révélé être une aide pour définir à la fois les contours psychologiques du personnage - que gagne-t-il, que perd-il, au travers de l'histoire? - et les contours structurels de l'intrigue - comment s'appuie-t-elle sur le personnage?

Incipits

Nous sommes ensuite passées à la deuxième partie du cours, qui concernait les incipits.

On a commencé par une discussion de groupe sur ce que les ouvertures/ incipits/ débuts d'histoires cherchent à accomplir, et comment ils le font.

Ce qui est génial, c'est qu'avec vous, Français/es adoré/es - je sais pas si on vous gave aussi de la même chose à l'école, autres francophones du monde ? - je n'ai pas à vous le dire, parce qu'étant passé/es par l'école de la République vous savez très bien A Quoi Sert Une Scène d'Exposition: présenter lieu, action, personnages, etc. Ca paraît évident hein? Tiens. Attends de demander à des Britiches à quoi ça sert une scène de début. Tu demandes ça, on dirait une poule qui a trouvé un couteau. Une scène de début? ben! à débuter! enfin, à... mais! comment le savoir? C'est une question qui doit rester pour toujours sans réponse.

Bref, on a bien eu de la chance avec nos profs de français, alors tais-toi et mange ta soupe alphabet en épelant correctement l'archéoptéryx, recroquevillé au coeur d'un capharnaüm de clavicules éparpillées dans le diaphane poudroiement crépusculaire du mézozoïque, contemplait avec stoïcisme son existence s'en allant à vau-l'eau.

Point à la ligne.

Alors donc on a parlé des débuts en LJ et ailleurs, et on a convenu qu'ils pouvaient présenter ces choses-là - intrigue, personnages, lieu etc. - mais qu'ils pouvaient aussi ne pas, mais qu'il fallait quand même y réfléchir un minimum, et j'ai introduit le concept d'éléments présents et d'éléments latents, ou potentiels, que peut présenter un début d'histoire.

C'est assez important il me semble cette distinction entre éléments présents et éléments latents au tout début d'une intrigue, dans les scènes dites d'exposition. Un incipit de roman qui ne présente que des éléments déjà présents ('Il était une fois un petit garçon prénommé Norbert, et Norbert vivait dans une grande maison blanche à fleur de colline, et il avait une soeur, un frère et de gentils parents', etc.) tend à être descriptif et peu excitant. Il ne donne pas envie de continuer parce qu'il nous fait entrer dans un univers donné au sens propre du terme; déjà là, statique, à disposition.

A l'inverse, un début qui ne présente que des éléments latents ou potentiels peut être déstabilisant et agaçant. Imaginez une intrigue qui commencerait par:
'Par la barbe de Croûtonus Maximus!' s'écria Norbert en se retournant vers sa grand-mère. 'Un deuxième Tchernobyl, ici?' 'Oui,' confirma gravement la vieille dame en caressant l'horrible cicatrice qui ornait sa corne gauche. Norbert fronça ses lourds sourcils d'acier. Comment était-ce possible? Une explosion de cette taille aurait sans doute réveillé tous les monstres de pierre qui... depuis que... non! la pensée était trop atroce. Il fallait prévenir Gertrude.
Là grâce à ce puissant kamoulox je vous ai tous perdu/es car vous n'allez avoir la patience de continuer à lire que si vous avez sérieusement confiance en moi pour vous apporter une explication potable.

C'était l'objet des deux citations suivantes, que j'ai données à décortiquer à mes étudiantes (ma traduction):

Lorsque l'on décode les premières lignes, phrases, pages d'un texte, on commence à développer schématiquement un cadre dans lequel ce qui va suivre pourrait se positionner. Tout cela implique que ces mots, arrangés sur la page selon certains motifs et certaines séquences, portent en eux le potentiel d'une expérience raisonnablement unifiée ou intégrée, ou au moins cohérente. Certaines attentes naissent dans notre esprit concernant le style, le sujet, les idées, les thèmes, le type de texte qui va suivre. Chaque phrase, chaque expression, chaque mot, va signaler certaines possibilités et en exclure d'autres, limitant ainsi l'horizon des attentes. ... Tandis que la lecture progresse, l'attention va se fixer sur les résonances ou les conséquences résultant de la satisfaction, ou de la frustration, de ces attentes.

Rosenblatt, L. (1978). The Reader, the Text, the Poem: The Transactional Theory of the Literary Work. Carbondale and Edwardsville: Southern Illinois Univ. Press, p.54.
Cette citation de Louise Rosenblatt (une grande théoricienne de la reader-response theory) est très intéressante parce qu'elle montre à quel point un début d'histoire c'est avant tout, non seulement la mise en place de paramètres de lecture, mais de plus la délimitation - et donc inévitablement la limitation - des attentes lectorales. 

Un début met autant en oeuvre des attentes qu'il en élague d'autres. Au début de Songe à la douceur, j'élimine assez clairement pour le lecteur la possibilité qu'il s'agisse d'un roman de zombies, tout autant que je mets en place des attentes qu'il s'agisse d'une romance. Ce faisant, j'établis les paramètres et les limites de mon pacte fictionnel et j'estime qu'il est de la responsabilité du lecteur de comprendre qu'il va être frustré s'il s'attend à des zombies.

Après, je peux toujours choisir d'introduire des zombies plus tard, mais pour que ce ne soit pas totalement imbécile il y a intérêt à avoir une sacrée justification, parce qu'avec un premier chapitre comme celui-là il va falloir faire faire au lecteur un sérieux effort de reparamétrage des attentes.

Le second extrait est du théoricien de la littérature Jonathan Culler:

Notez ce qui se passe avec les ouvertures des romans: les présupposés logiques y jouent un rôle important, en tant qu'ils sont les éléments de base de certaines stratégies herméneutiques (NB: ça veut dire 'stratégies d'interprétation'). Le garçon se tenait près de l'objet étrange, prétendant que rien ne s'était passé, implique un réseau très riche de phrases précédentes, et s'il s'agissait d'une phrase d'ouverture dans un roman ou une histoire ce serait - par le poids même de ce qu'elle présuppose - un début in media res, qui programmerait notre lecture comme entreprise de découverte des éléments de ce texte 'précédent'. Quel garçon? Quel objet? Que s'est-il passé?

Logiquement, la phrase d'ouverture qui contient le moins de présupposés, c'est quelque chose de l'ordre d'Il était une fois un roi qui avait une fille. Pauvre en présupposés logiques, cette phrase est extrêmement riche en présupposés littéraires et pragmatiques. Elle lie l'histoire à tout un réseau d'autres histoires, l'identifie à des conventions d'un genre en particulier, nous commande d'adopter une certaine attitude à son égard (elle garantit, ou du moins implique fortement, que l'histoire va avoir un but, une morale qui gouvernera l'organisation des détails et de l'intrigue). La phrase sans présupposé est un puissant opérateur intertextuel.
Culler, J. (1982) The Pursuit of Signs. Ithaca: Cornell Univ. Press, p.115.
Je ne vais pas trop m'attarder là-dessus parce que c'est assez clair. On a parlé de ces deux extraits, et puis on a discuté des problèmes que ça engendre: comment assurer un équilibre entre mise en place des attentes, et ouverture vers des possibilités non envisagées? Entre éléments statiques et latents? Entre un début trop descriptif et un début in media res, potentiellement perturbant? Etc.

Pour compliquer encore l'affaire, je leur ai fait un petit topo sur les débuts 'clichés' en LJ.

Comme n'importe quelle personne ayant travaillé à la pile des manuscrits dans une maison d'édition vous le dira, il y a un certain nombre de débuts que l'on voit tout le temps en LJ, surtout d'ailleurs en littérature ado, et qui sortent par les trous de nez des éditeurs et des éditrices. Mon agente et d'autres éditrices m'ont maintes fois confirmé qu'elles soupirent fortement par les naseaux quand elles ouvrent un roman qui commence:
  • par l'héroïne ou le héros qui se regarde dans le miroir et s'autodécrit ('Avant de partir pour le collège je me suis regardée dans la glace: oui, toujours moi, Molly Mollard, 13 ans, cheveux châtains tout plats, yeux verts', etc.) Il est vrai que c'est une pratique fort ordinaire, je ne vous dis pas le temps que je réserve chaque jour à ma propre autoregardation, '18 décembre, c'est encore moi, Clémentine Beauvais, 28 ans,' etc., et je suis sûre que vous faites la même chose pour bien vous assurer que vous n'avez pas été remplacé pendant la nuit par Carlos ou par Marie-Ange Nardi.
  • par un rêve, surtout raconté d'une manière bizarrement hachée et monosyllabique, comme on ne raconte absolument jamais les rêves. ('La bête. Tout près. Sa respiration... Qu'est-ce que?! Bastien transpirait. Courait. Pieds. Main. Des arbres! Si près. La maison de son oncle. Non! Pas Marie-Ange Nardi et Carlos! assoiffés de sang. ... Bastien se réveilla en sursaut.')
  • par un personnage qui se réveille et va manger son petit déjeuner. ('Dring! Le réveil sonna. Encore une journée normale pour Bastien, qui descendit manger son petit déjeuner. La confiture était rouge vif et il avait très faim de chocolat chaud. Sa petite soeur grignotait une biscotte.') Conseil général: Cut to the Chase (va directement à l'action. On s'en fout de son moment Ricoré.)
  • par une conversation très longue et très bofement utile pour l'intrigue entre des personnages s'envoyant des vannes ('Hé, Bastien!' hurla Clarisse. 'C'est vrai que ta mère elle ressemble à Marie-Ange Nardi?' 'Et toi elle ressemble à Carlos!' dit Bastien. 'Et toi, à la mère de Carlos!' lui répondit Samuel. 'La mère de Carlos c'est Françoise Dolto, alors on voit bien que t'y connais rien!' répliqua Candice. 'Je sais pas c'est qui Françoise Dolto!' s'écria Bastien. 'Et moi je sais pas c'est qui Marie-Ange Nardi!' répondit Candice. 'Et moi Carlos!' répondit Bastien. 'Pourquoi cette auteure nous fait citer des personnalités des années 90?' demanda Samuel. 'Je sais pas, elle est partie dans un trip j'ai pas compris!' répondit Bastien. Etc.)
Bien sûr, ces débuts-là, y en a qui ont essayé, et ils ont pas eu de problèmes. C'est possible. Mais ça vaut la peine de savoir qu'en écrivant un début comme ça on s'expose au risque d'un cliché.

Sur ces bons conseils de quoi-éviter, on a observé trois phrases d'ouvertures de roman:
  • ‘Once there was a dark and stormy girl’ (Katherine Rundell, The Wolf Wilder)
  • ‘Aaaaaarrrghhh!’ (all three books in Jamie Thompson’s Dark Lord series)
  • ‘Toby was one and a half millimetres tall, not exactly big for a boy his age. Only his toes were sticking out of the hole in the bark where he was hiding.’ (Timothée de Fombelle, Toby Alone, traduit par Sarah Ardizzone)
Il sera re-question de Timothée de Fombelle, ou T2F comme je l'appelle, et de ses premières phrases dans un prochain billet l'année prochaine, mais pour l'instant je commente brièvement la première phrase de Kate Rundell, qui joue sur une référence intertextuelle à la phrase 'It was a dark and stormy night', qui est considérée dans le monde anglo-saxon comme le stéréotype de la phrase d'ouverture de roman la plus cliché; c'est donc un début plein d'humour et étonnant, qui installe des attentes d'un roman avec du second degré, et en même temps qui joue sur des histoires plus traditionnelles, et qui prépare son lectorat à une sacrée héroïne. Pas la peine d'expliquer la phrase de Jamie Thompson...

Elles ont ensuite chacune partagé leurs premières phrases, et on a discuté des attentes qu'elles ont généré, mais je vous fais pas le topo parce que c'était déjà il y a 3 semaines et je ne me souviens pas de tout.

Et enfin on est passées à l'exercice d'écriture, assez évident:


A partir de tout cela, écrire un incipit pour le projet qu'elles avaient préparé.

Elles ont fait cela pendant une petite quinzaine de minutes et puis on a débriefé, en essayant de voir comment elles avaient mis en place des attentes, tout en limitant certaines possibilités, en présentant les personnages, mais aussi l'action, mais aussi le lieu, et en évitant les clichés, et aussi...

Pfiou. Ca me fatigue rien que d'y penser.

Pourquoi on fait ça, en fait? Pourquoi on s'embête?

Je vous laisse sur ces bonnes pensées. Mais en général je trouve que cette session s'est très bien passée. C'était le bon équilibre entre matériel théorique solide et pratique constructive.

On revient le trimestre prochain avec la seconde unité du module, qui est plus liée aux conditions de production de la littérature jeunesse et prendra en compte plus solidement les questions de genre, de médium, de catégorisation éditoriale, d'âge du lectorat, et des questions sociales et politiques liées à l'écriture de livres pour enfants.

En attendant, écrivez bien, les ami/es! Et merci d'avoir autant suivi cette petite série de billets. Ca me fait chaud au coeur. Vous êtes choux comme les petits trucs-pingouins dans Star Wars: Le Dernier Jedi sauf que je ne vous ferai pas cuire sur une brochette comme Chewbacca.

Sauf si vous êtes pas sages.


Ou si vous êtes un peu sucrés.

5 commentaires:

  1. Encore une fois c'était passionnant, merci pour toutes ces ressources et pistes de réflexion !

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  2. Très intéressant en effet, entra autres ta remarque sur le lien essentiel entre personnage et histoire qui exclut la possibilité d'une suite. C'est une des questions systématiques des jeunes lecteurs aux auteurs de "one shot".

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    1. oui, et il faut dire que la société les habitue beaucoup en leur donnant des suites à chaque fois que quelque chose a bien marché

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  3. Et dire que je n'avais pas encore pris le temps de le lire, celui-là, et que j'aurais pu rater l'allusion à Fantômette. Ç'eût été dramatique.

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